Réflexions sur le temps qui passe - Partie II
Publication du 10 janvier 2023
Dans la première partie de cet article, nous avions présenté succinctement les performances de l’administration fiscale dans le traitement des demandes de rescrit qui lui sont adressées ; nous étions arrivé à un constat évident et bien connu : en répondant à 92,55 % des sollicitations dans un délai de trois mois, ce taux chutant à 53 % s’agissant des services centraux, l’administration fiscale ne respecte pas, loin s’en faut, l’obligation légale qui, en théorie, s’impose à elle de répondre dans un délai de trois mois à toutes les demandes par lesquelles un contribuable sollicite une appréciation de sa situation de fait au regard d'un texte fiscal (article L. 80 B 1° du livre des procédures fiscales).
Alors, que faire lorsque la demande de rescrit a été prise en otage ?
Ce qui est évident, c’est que pour une telle demande de rescrit relevant du 1° de l’article L. 80 B du livre des procédures fiscales, l’absence de réponse à l’issue du délai de trois mois ne vaut pas acceptation de la position du contribuable ; à défaut, les 2° à 8° de ce même article, qui énumèrent les cas où le silence de l’administration vaut acceptation, seraient sans portée. Ce qui est moins évident néanmoins, c’est que l’absence de réponse à l’issue du délai de trois mois ne vaille pas non plus refus – même s’il s’agit là de la position traditionnelle (et ô combien confortable !) de l’administration fiscale et de celle à laquelle parvenait le rapporteur public dans ses passionnantes conclusions sous l’arrêt Export Press (CE, 2 décembre 2016, n° 387613). Si intéressante soit-elle, l’analyse du rapporteur public demeure toutefois une réflexion personnelle, qui n’a pas été reprise par le Conseil d’État dans son arrêt dès lors qu’elle était, sur ce point, inutile à la résolution de l’affaire qui lui était soumise.
Lorsque le rapporteur public écrit : « Lorsque l’administration garde le silence sur une demande, il n’en résulte aucune décision implicite ; il ne se passe rien. », elle se fonde sur trois arguments qui ne nous convainquent pas ou, en tout cas, méritent assurément la contradiction.
En premier lieu, pour que l’absence de réponse vaille refus, il faudrait, selon le rapporteur public, « que la demande mentionnée au 1° de l’article L. 80 B soit encadrée de manière à ce qu’elle ne puisse appeler qu’une réponse positive ou négative de l’administration. Mais il faut bien admettre qu’un tel encadrement fait défaut et qu’il est fort possible que la demande du contribuable invite l’administration à lui indiquer, entre plusieurs options qu’il lui signalerait, celle qui correspond à l’interprétation qu’elle fait du texte fiscal en cause. Comment le juge pourrait-il ainsi déterminer le sens de la réponse de l’administration lorsque, par exemple, elle n’a pas répondu à une demande tendant à savoir si une opération économique donnée relève de la livraison de biens ou de la prestation de services ou de l’exonération pure et simple pour l’application des règles en matière de TVA ? » Mais derrière l’apparente évidence du propos se cache, en réalité, une question essentielle : au fait, qu’est-ce qu’une demande de rescrit ?
L’article R. 80 B-11 du livre des procédures fiscales prévoit en effet que la demande « indique les dispositions que le contribuable entend appliquer ». Dans ses conclusions, le rapporteur public ne fait jamais référence à cet article, que nous voyons volontiers comme cet encadrement qu’elle croyait manquant. Si un contribuable demande à l’administration fiscale quel est le régime fiscal qui lui est applicable, sans autre précision, il n’indique pas les dispositions qu’il entend appliquer ; il n’a donc pas déposé une demande de rescrit dans les conditions prévues par la réglementation ; il est donc logique qu’il ne se passe rien en l’absence de réponse de l’administration fiscale dans les trois mois de la demande, puisque la demande n’est pas régie par les dispositions encadrant les demandes de rescrit. De la même façon, si le contribuable demande à l’administration fiscale s’il doit soumettre ses recettes à la TVA au taux de 5,5 % ou au taux de 10 %, il ne respecte pas davantage le cadre réglementaire applicable aux demandes de rescrit, de sorte que les mêmes causes doivent produire les mêmes effets : il est légitime qu’il ne se passe rien si l’administration ne répond pas dans les trois mois, puisque le délai de trois mois n’est pas applicable. En revanche, si le contribuable indique qu’il entend appliquer le taux de 5,5 % et qu’il ne reçoive aucune réponse dans les trois mois, nous ne voyons vraiment pas ce qui empêcherait de considérer que l’administration, par son silence, a estimé que l’activité du contribuable n’était pas éligible au taux de 5,5 %. Certes, le contribuable ne saura pas s’il doit appliquer le taux de 10 % ou le taux de 20 % ; mais la situation serait meilleure que celle qu’il doit subir aujourd’hui, puisque en l’absence de réponse de l’administration, non seulement il ne sait pas davantage si son activité est soumise au taux de 5,5 %, de 10 % ou de 20 %, mais il ne peut même pas attaquer une décision ou passer à l’étape suivante de la procédure. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir, parmi les 20 250 demandes de rescrit reçues par l’administration fiscale en 2021, combien sont de véritables demandes de rescrit en ce qu’elles respectent précisément les dispositions de l’article R. 80 B-11 du livre des procédures fiscales et combien se contentent de saisir l’administration fiscale de questions plus ou moins bien structurées.
En deuxième lieu, le rapporteur public se référait à la solution retenue par le Conseil d’État dans son arrêt « Tchijakoff » (CE, 9 juin 1995, n° 127763). Dans cet arrêt, rendu en matière de police des installations classées pour la protection de l’environnement, dont la réglementation applicable à l’époque prévoyait, s’agissant de la délivrance des autorisations d’exploiter, que « le préfet statue dans les trois mois du jour de réception par la préfecture du dossier de l'enquête transmis par le commissaire enquêteur », le Conseil d’État avait ainsi jugé, dans un arrêt marquant un revirement de sa jurisprudence, que « si ces dispositions font obligation au préfet (…) de statuer dans un délai de trois mois, l'expiration de ce délai ne fait pas naître de décision implicite et ne dessaisit pas l'autorité administrative, qui reste tenue de statuer sur la demande d'autorisation d'ouverture d'installation classée qui lui a été présentée » ; en d’autres termes, ni autorisation tacite, ni rejet tacite : rien.
Le lien établi par le rapporteur public entre cet arrêt et la matière fiscale présente un double intérêt, politique et juridique.
Politiquement, la réglementation a finalement été modifiée, puisque l’article R. 181-42 du code de l’environnement prévoit désormais que « le silence gardé par le préfet à l'issue des délais prévus (…) pour statuer sur la demande d'autorisation environnementale vaut décision implicite de rejet ». Certes, il a fallu vingt-deux années entre l’arrêt Tchijakoff et l’introduction de cet article dans le droit positif. Mais pour quelles raisons une disposition similaire ne pourrait-elle pas être introduite en droit fiscal ? Comment défendre qu’une administration dont les ministres de tutelle successifs ne laissent jamais de vanter les qualités de service soit ainsi en droit d’abandonner le contribuable qui l’a saisie dans un néant dont ce dernier ne peut espérer sortir qu’au bon vouloir de ses interlocuteurs tout-puissants ? Et s’agissant d’une décision implicite de rejet, le contribuable resterait libre d’attendre la réponse de l’administration ou de passer à l’étape suivante de la procédure : en effet, il suffirait que le fisc s’abstienne de délivrer un accusé de réception mentionnant la date de naissance de la décision implicite et les délais de recours, pour que ceux-ci ne courent pas et que le contribuable ne soit pas obligé de porter son affaire devant les tribunaux s'il ne le souhaite pas : le dialogue demeurerait possible, mais le blocage cesserait de l’être.
Juridiquement, l’extension de la jurisprudence « Tchijakoff » à la matière fiscale est loin d’être évidente. Le Conseil d’État avait justifié cette jurisprudence par les spécificités de la police des installations classées pour la protection de l’environnement ; un raisonnement similaire avait également trouvé à s’appliquer en matière de délivrance des brevets d’invention (CE, 30 décembre 2015, n° 386805, « Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI) et autres »). L’on comprend aisément que le débat sur les conditions d’exploitation d’une installation classée pour la protection de l’environnement se déroulera mieux avec les ingénieurs de l’administration compétente que devant le juge : que ce dernier décide que l’expiration du délai d’instruction n’emporte aucune conséquence et que le préfet demeure saisi de la demande d’autorisation semble donc une décision pertinente (même si ce n’est plus le cas sous l’empire de la réglementation actuelle). L’on comprend tout aussi aisément, s'agissant des brevets, qu’« eu égard à la complexité et à la technicité de la procédure d'instruction qu'elles prévoient ainsi qu'à la possibilité qu'elles ouvrent au ministre de la défense d'interrompre celle-ci, le cas échéant sans limitation de durée, ces dispositions [relatives à la délivrance des brevets d’invention] instituent une procédure spéciale, qui implique que soient prises des décisions expresses ». Mais c’est surtout l’arrêt « Heintz » (CE, 30 décembre 2011, n° 335838, « Heintz »), rendu en matière de disponibilité des magistrats, qui retient l’attention : dans cette affaire, le Conseil d’État devait se prononcer sur la portée de l’article 36-1 du décret n° 93-21 du 7 janvier 1993, qui règle le sort des magistrats de l’ordre judiciaire souhaitant pantoufler ; ceux-ci doivent en informer leur ministre, à l’issue de quoi « dans les quatre mois de la demande, le garde des sceaux, ministre de la justice, notifie, le cas échéant, à l'intéressé qu'il s'oppose à son placement en position de détachement ou de disponibilité ». Dans l’arrêt « Heintz », le Conseil d’État juge à la fois qu’il résulte de ces dispositions spéciales que la règle générale en vertu de laquelle le silence gardé par l’administration pendant deux mois vaut (à l’époque) refus ne s’applique pas, mais qu’« à l'expiration du délai de quatre mois (...), le ministre, s'il ne s'est pas expressément prononcé sur la demande dont il a été saisi, soit pour y donner suite, en saisissant le Conseil supérieur de la magistrature, soit au contraire pour s'y opposer, doit être regardé comme ayant implicitement refusé de proposer au Président de la République de faire droit à la demande de disponibilité du magistrat » ; en d’autres termes, dans ce cas, le silence entraîne refus implicite.
Essayons de transposer ces différents arrêts à la matière fiscale. Un point ne posera pas de difficulté : le délai de trois mois prévu au 1° de l’article L. 80 B du livre des procédures fiscales à l’issue duquel l’administration fiscale est censée s’être prononcée se substitue au délai de droit commun de deux mois. L’autre question est naturellement plus essentielle : la matière fiscale justifie-t-elle, comme la police des installations classées ou la propriété intellectuelle, qu’il ne se passe rien à l’issue de ces trois mois si l’administration n’a pas répondu à la demande du contribuable, ou, à l’instar du point spécifique du droit de la fonction publique précédemment évoqué, le silence gardé doit-il emporter décision implicite de rejet ? Au risque de décevoir nos lecteurs qui se seraient amourachés du code général des impôts, nous avons l’humilité de croire que le plus complexe des raisonnements fiscaux est bien plus simple que la moindre des raffineries, et que le plus beau des mémoires jamais déposés a mobilisé moins de neurones que la plus petite des inventions ; la fiscalité est l’un des domaines où l’administré et l’administration peuvent se croiser, parmi d’autres, mais elle ne comporte pas pour autant des difficultés particulières (ce que corrobore d’ailleurs l’abandon de la faute lourde en matière fiscale à l’occasion de l’arrêt « Krupa » (CE, 21 mars 2011, n° 306225)). De fait, le dialogue se noue parfois mieux devant le juge que devant l’administration fiscale. Et surtout, l’analyse préalable de l’administration fiscale n’est en rien nécessaire à ce que le juge remplisse son office de manière satisfaisante : comment expliquer qu’un contribuable demandant le remboursement de la TVA qu’il estime avoir acquittée à tort au taux de 20 % au lieu de 10 % puisse saisir le juge à l’issue d’un délai de six mois si l'administration ne lui a pas répondu, tandis qu’un contribuable demandant à l’administration si son activité est soumise au taux de 10 % devrait attendre, possiblement ad aeternam, que le fisc ait l’obligeance de bien vouloir lui répondre ? Rappelons une fois encore que nos remarques concernent les demandes de rescrit qui, par nature, respectent les provisions de l’article R. 80‑B 11 du livre des procédures fiscales, donc qui comportent des questions fermées sur l’application de tel ou tel texte du code général des impôts.
En troisième lieu, le rapporteur public invoquait l’article L. 80 CB du livre des procédures fiscales, en vertu duquel « lorsque l'administration a pris formellement position à la suite d'une demande écrite, précise et complète déposée (…) par un redevable de bonne foi, ce dernier peut saisir l'administration, dans un délai de deux mois, pour solliciter un second examen de cette demande, à la condition qu'il n'invoque pas d'éléments nouveaux » - article dont il ressortirait que la loi n’a pas prévu de recours administratif « en l’absence de position formelle de l’administration, c’est-à-dire de réponse expresse ». Ce dernier argument conduit immédiatement à la question : une décision implicite peut-elle être formelle ? L’on a connu paradoxes et jésuitismes bien plus subtils sous la plume du Conseil d’État ; en conséquence, cette question ne nous arrêtera pas. On l’oublie trop souvent, mais les mots ont un sens, et même le mot « formel » en a un : « Formel : Dont la précision et la netteté excluent tout malentendu » (Le Robert), « Formel : Qui est formulé avec précision, excluant toute incertitude, toute ambiguïté » (Larousse)… Or, y aurait-il la moindre ambiguïté à considérer qu’une absence de réponse est un refus ? Bien au contraire ! et rappelons à cet égard qu’il n’y a nullement besoin que la prise de position soit écrite pour qu’elle soit formelle (CE, 18 mars 2005, n° 260353, « Parise » ou CE, 11 décembre 2008, n° 302012, « Dutheil de la Rochère »), quoi que prétende l’administration fiscale (bulletin officiel des finances publiques – impôts BOI-SJ-RES-10-20-10, § 40, à jour au 4 mars 2020).
Nous pensons que cette contre-analyse a seule le mérite de la cohérence. Car la position consensuelle présente deux biais :
- par nature, la procédure de rescrit s’inscrit dans une logique de sécurité juridique, de façon à aider le contribuable dans ses relations avec l’administration. Comment croire qu’admettre qu’une absence de réponse bloque tout participe mieux de cet objectif que de permettre au contribuable d’avancer sur la base d’un rejet implicite après trois mois ?
- par son arrêt « Export Press » déjà cité, le Conseil d’État a admis qu’un contribuable puisse engager un recours pour excès de pouvoir contre une décision de rescrit, « lorsque la prise de position de l'administration, à supposer que le contribuable s'y conforme, entraînerait des effets notables autres que fiscaux et qu'ainsi, la voie du recours de plein contentieux devant le juge de l'impôt ne lui permettrait pas d'obtenir un résultat équivalent. Il en va ainsi, notamment, lorsque le fait de se conformer à la prise de position de l'administration aurait pour effet, en pratique, de faire peser sur le contribuable de lourdes sujétions, de le pénaliser significativement sur le plan économique ou encore de le faire renoncer à un projet important pour lui ou de l'amener à modifier substantiellement un tel projet. » L’absence de réponse de l’administration, qui laisse le contribuable au milieu de rien avec le regret d’avoir révélé sa situation et attiré l’attention sur lui sans contrepartie, n’est-elle pas elle aussi de nature à le pénaliser significativement sur le plan économique ou à le faire renoncer à un projet important ? Est-il plus efficace et de meilleure administration de le laisser indéfiniment dans l’expectative, ou de lui ouvrir, s’il le souhaite, un recours contre une décision de refus implicite ?
Pour finir, nous ne pouvons nous empêcher d'évoquer la « relation de confiance », qui, selon les termes employés à l’époque de sa création, « repose sur un engagement réciproque de transparence, de célérité, de compréhension et de dialogue de bonne foi », dont il résultera que « l’administration s’engage formellement à rendre un avis dans les trois mois suivant la date de la question posée par l’entreprise sous forme de rescrit ». Quelle idée de génie de la part de l’administration que de s’être engagée à assurer en échange de contreparties ce qu’elle est déjà tenue de faire inconditionnellement en vertu de la loi !
Les développements précédents se veulent prospectifs et intéresseront peut-être un contribuable dont une demande de rescrit a été séquestrée par l’administration fiscale, pour autant qu'il ne soit pas atteint lui-même du syndrome de Stockholm. Mais si les différents points abordés posent de vraies questions, dont nous ne sommes pas convaincu que la bienveillance traditionnelle à l’égard de l’administration fiscale soit la véritable réponse fondée en droit, nous sommes bien obligé d’admettre qu’ils présentent une indéniable faiblesse : contester une décision, même en supposant que celle-ci soit née implicitement après trois mois, suppose d’aller en justice… et ce n’est pas vraiment plus rapide (ce sera d’ailleurs l’objet de la troisième partie de cet article). A cet égard, la solution qu’envisageait le rapporteur public dans ses conclusions sous l’arrêt « Société Export Press » mériterait certainement d’être tentée : outre le recours en responsabilité, difficile à mettre en œuvre et ne s’inscrivant pas dans le temps court, le contribuable aurait à sa disposition le référé prévu à l’article L. 521-3 du code de justice administrative : « En cas d'urgence et sur simple requête qui sera recevable même en l'absence de décision administrative préalable, le juge des référés peut ordonner toutes autres mesures utiles sans faire obstacle à l'exécution d'aucune décision administrative. » L’on peut imaginer que sous pression, l’administration répondrait par la négative (dans le doute…), mais cela aurait au moins l’avantage de transformer un refus implicite dont l’existence est pour l’heure incertaine en refus exprès incontestable... donc contestable !