TVA immobilière, TVA sur marge et régime des marchands de biens

Publication du 10 juin 2022

Quelques réflexions sur les arrêts « Icade Promotion » et « SNC Le Cap »

Certes, la TVA immobilière et le régime des marchands de biens ont disparu il y a plus de dix ans : seules existent désormais des règles générales, qui s'appliquent également au secteur immobilier. Il n'empêche ; les deux arrêts commentés ici rappellent, s'il le fallait, que le monde de l'immobilier est confronté à des problématiques particulières lorsqu'il s'agit de TVA, parce que la durée de vie d'un immeuble est longue, parce que ses usages sont multiples, parce que ses utilisateurs peuvent être aussi bien des entreprises que des consommateurs, simultanément ou successivement.

Les questions soulevées par le récent arrêt « Icade Promotion » sont diverses, mais nous nous concentrerons ici sur les évolutions qui devraient en découler s'agissant du régime de la marge ; l'arrêt « SNC Le Cap », qui est un peu plus ancien et qui n'est, en réalité, que la reprise de l'arrêt « SNC Lips » (CE, 27 novembre 2020, n° 426091), porte sur la déductibilité de la TVA par les marchands de biens.

1) L'arrêt « Icade Promotion », la fin de la TVA sur marge ?

L'article 268 du code général des impôts prévoit que « s'agissant de la livraison d'un terrain à bâtir, ou [d'un immeuble bâti achevé depuis plus de cinq ans, sous réserve, dans ce deuxième cas, que le cédant ait renoncé à l'exonération de TVA], si l'acquisition par le cédant n'a pas ouvert droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée, la base d'imposition [à la TVA] est constituée par la différence entre [le prix de vente et le prix d'achat du bien] ».

Cet article est censé être la transposition de l'article 392 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, lequel dispose que « les Etats membres peuvent prévoir que, pour les livraisons de bâtiments et de terrains à bâtir achetés en vue de la revente par un assujetti qui n'a pas eu droit à déduction à l'occasion de l'acquisition, la base d'imposition est constituée par la différence entre le prix de vente et le prix d'achat ».

Premier constat, la France a exercé cette option, mais elle ne l'a exercée que partiellement, puisque le droit communautaire n'interdit pas que le régime de la marge soit appliqué aux ventes d'immeubles bâtis achevés depuis moins de cinq ans. La France a toutefois fait le choix de limiter son régime de la marge aux terrains à bâtir et aux immeubles bâtis achevés depuis plus de cinq ans.

Deuxième constat, le droit communautaire limite l'application du régime de la marge aux immeubles et terrains à bâtir « achetés en vue de la revente ». Force est de constater que cette limitation ne figure pas dans la réglementation française. Et comme au jeu des sept erreurs auquel nous jouions enfants, chaque différence entre la version d'origine (la directive) et sa copie (le droit national) n'est souvent rien d'autre qu'une erreur, de sorte que ce manque est selon toute vraisemblance un manquement !

Dans son arrêt du 12 mai 2022, le Conseil d'État rappelle que dans son arrêt « Icade Promotion » du 30 septembre 2021 (aff. C-299/20), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que « l'article 392 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 doit être interprété en ce sens qu'il permet d'appliquer le régime de taxation sur la marge à des opérations de livraison de terrains à bâtir aussi bien lorsque leur acquisition a été soumise à la taxe sur la valeur ajoutée sans que l'assujetti qui les revend ait eu le droit de déduire cette taxe que lorsque leur acquisition n'a pas été soumise à la taxe sur la valeur ajoutée alors que le prix auquel l'assujetti-revendeur a acquis ces biens incorpore un montant de taxe sur la valeur ajoutée qui a été acquitté en amont par le vendeur initial. Toutefois, en dehors de ces cas, cette disposition ne s'applique pas à des opérations de livraison de terrains à bâtir dont l'acquisition initiale n'a pas été soumise à la taxe sur la valeur ajoutée, soit qu'elle se trouve en dehors de son champ d'application, soit qu'elle s'en trouve exonérée. »

Même si la CJUE s'est prononcée à propos de la revente de terrains à bâtir, son raisonnement peut être étendu aux immeubles bâtis. Il en ressort que la TVA sur marge peut être appliquée dans deux situations seulement :

- si l'acquisition de l'immeuble par le marchand de biens a été soumise à la TVA, sans que le marchand de biens puisse déduire cette TVA ;

- si l'acquisition de l'immeuble par le marchand de biens n'a pas été soumise à la TVA mais que le prix payé par le marchand de biens ait incorporé un montant de taxe sur la valeur ajoutée acquitté en amont par le vendeur initial.

La vision de la CJUE diffère de celle de l'administration fiscale française, qui est à la fois plus large par certains aspects et plus restrictive par d'autres. Ainsi, la doctrine de l'administration fiscale française prévoit-elle que « par hypothèse, n'a pas ouvert droit à déduction au sens de l'article 268 du CGI, une acquisition d'immeuble réalisée auprès de personnes non assujetties ou auprès de personnes assujetties qui n'ont pas agi en tant que telles, ou encore dont la livraison était exonérée de TVA sur le fondement du 5 de l'article 261 du CGI et qui n'ont pas formulé l'option prévue au 5° bis de l'article 260 du CGI » (BOI-TVA-IMM-10-20-10, § 30), ce qui paraît trop laxiste à la lumière de l'arrêt de la CJUE. Des évolutions sont donc à prévoir !

Mais avant de commenter davantage cette décision, nous pensons utile de faire un petit détour par les décisions « SNC Lips » et « SNC Caps ».

2) Les arrêts « SNC Lips » et « SNC Caps » : quand déduire la TVA ?

Dans son arrêt « SNC Lips », confirmé quelques mois plus tard par l'arrêt « SNC Caps », le Conseil d'État a jugé que face à une société qui, dans le cadre de son activité de marchand de biens, avait acquis des immeubles en vue de les revendre et, dans l'attente de leur revente, les avait donnés en location en soumettant les loyers perçus à la TVA, « la taxe sur la valeur ajoutée acquittée lors de l'acquisition des immeubles ne pouvait être déduite qu'au moment de leur revente en cas d'exercice de l'option prévue au 5° bis de l'article 260 du code général des impôts, et non immédiatement sur la taxe collectée afférente aux loyers perçus dans l'attente de cette revente, en l'absence de lien direct et immédiat entre l'achat des immeubles et l'activité intercalaire de location ».

Deux points méritent d'être relevés :

- d'une part, les locations intermédiaires sont sans incidence sur la déduction de la TVA supportée à l'acquisition. Tout se passe comme si elles n'existaient pas. En l'occurrence, elles avaient été soumises à la TVA, mais l'on peut symétriquement en déduire que si elles n'y avaient pas été soumises, cela n'aurait eu aucun impact sur la récupération potentielle de la TVA supportée par le marchand de biens au moment de l'acquisition de l'immeuble (ce point a d'ailleurs déjà été jugé par le Conseil d'État dans un arrêt « SCI Pasteur » du 9 octobre 1992 (n° 82144)). Cette remarque est d'autant plus importante à un moment où l'option pour la taxation des loyers peut désormais être formulée de manière fine, local par local ;

- d'autre part, l'option formulée par le marchand de biens lors de la revente de l'immeuble pour soumettre cette revente à la TVA, possiblement plusieurs années après l'acquisition dudit immeuble, « débloque » la déduction de la TVA supportée lors de l'acquisition.

Plusieurs commentateurs ont, à l'époque, souligné en des termes très critiques, le caractère à tout le moins « surprenant » de la décision « SNC Lips ». Nous ne reviendrons pas sur leurs arguments : atteinte au principe de neutralité, collecte de TVA possiblement excessive, dévoiement évident voire interprétation erronée de la jurisprudence communautaire par le rapporteur public (en l'occurrence, l'arrêt « SC Gran Via Moinesti SRL » du 29 novembre 2012 (aff. C-257/11))… Il y a naturellement beaucoup de vrai dans leurs reproches. Mais alors même que nous ne pensons pas pouvoir être habituellement taxé d'indulgence envers le Conseil d'État, nous resterons cette fois plus modéré ; il nous semble en effet plus honnête de reconnaître que le Conseil d'État n'avait le choix qu'entre de mauvaises solutions au regard de la logique, des principes et des textes en vigueur.

Naturellement, la solution dégagée par le juge dans la décision « SNC Lips » paraît d’autant plus choquante que dans cette affaire, toute l'activité de la société était dès le départ soumise à la TVA : location, puis revente. Mais ce n'est pas tant le décalage temporel de la déduction, un moindre mal, qui nous gêne, que l'absence d'incidence du régime de TVA appliqué aux loyers. Est-il logique, si l'on suit le Conseil d'État, que la déduction de la TVA d'acquisition soit certes différée, mais intégrale, si l'immeuble a été donné en location sans que les loyers soient soumis à la TVA ? Est-il correct d'affirmer, comme le fait le Conseil d'État, que l'acquisition de l'immeuble entretient seulement un lien avec sa revente, exclusif de tout autre lien avec l'activité locative, lorsqu'il suffit de regarder des business plans de marchands de biens pour constater que la période intermédiaire de location est bien évidemment prise en compte dans le schéma de financement de l'acquisition ? Mais à l'inverse, si le droit à déduction était intégral ab initio, que les loyers fussent soumis à la TVA et que l'opérateur décidât finalement d'exonérer la revente, quelle part de la TVA initialement déduite devrait-il reverser, dès lors qu'un reversement intégral serait illogique, les loyers ayant été soumis à la TVA ? Il est indéniable que la réglementation actuelle ne permet pas de répondre à ces questions et que le Conseil d'État a fait ce qu'il a pu. Autoriser l'opérateur à opter pour la TVA sur la revente dès l'acquisition, comme cela a pu être revendiqué par certains, permettrait assurément d'améliorer la trésorerie des opérateurs, mais ne suffirait pas à bâtir un cadre réglementaire logique.

Nul doute que des solutions cohérentes avec les principes de la TVA existent !

3) Les arrêts « Icade Promotion » et « SNC Lips » ensemble : entre mystères et paradoxes...

Il y a quelque chose de surprenant dans l'arrêt « SNC Lips » : à aucun moment, le tribunal ou le rapporteur public n'ont estimé que l'acquisition initiale n'avait pas ouvert droit à déduction. Rappelons en effet que l'option formulée par le marchand de biens au moment de la revente porte sur la TVA collectée lors de cette revente ; l'éventuel effet sur la déduction de la TVA initialement supportée lors de l'acquisition n'est qu'une conséquence de l'option, et non son objet. De fait – c'est bien le sens de l'arrêt du Conseil d'État -, la société avait supporté lors de l'acquisition de l'immeuble une TVA qu'elle n'était pas en droit en déduire ; et pourtant, jamais il n'a été considéré que l'option à la TVA lors de la revente entraînait simplement l'application du régime de la marge… Non, il a été considéré que cette option rétroagissait sur la TVA initialement supportée et pour ainsi dire, compressait le temps, en écrasant la période intercalaire de location et en transformant en TVA déductible une TVA initialement non déductible. Et bien évidemment, si cette TVA initiale est devenue déductible, le régime de la marge ne peut plus s'appliquer à la revente. Tant mieux pour les opérateurs concernés, mais tout cela n'est guère convaincant intellectuellement… Que le lecteur ne se trompe pas : nous ne plaidons pas pour l'application du régime de la marge dans ce cas ; nous disons qu'une juxtaposition d'arrêts isolés conduit à des étrangetés et qu'une rationalisation globale du sujet s'impose !

Revenons désormais aux deux cas d'application du régime de la marge dégagés par la CJUE dans son arrêt « Icade Promotion » et repris par le Conseil d'État dans son arrêt du même nom.

a) Acquisition initiale soumise à la TVA, sans déduction de ladite TVA

Premier cas, l'acquisition de l'immeuble par le marchand de biens a été soumise à la TVA, sans que le marchand de biens puisse déduire cette TVA. Or, de deux choses l'une :

- si la revente de l'immeuble n'est pas soumise à la TVA (immeuble ancien sans option par le marchand de biens), la question de l'application de la TVA sur marge ne se pose pas ;

- si la revente de l'immeuble est soumise à la TVA (de plein droit ou sur option), l'arrêt « SNC Lips » nous apprend que la TVA supportée lors de l'acquisition devient déductible ; le régime de la marge n'est donc pas applicable.

Conclusion : si l'arrêt « SNC Lips » perdure, la TVA sur marge n'est jamais applicable lorsque l'acquisition initiale a été soumise à TVA (et c'est là un joli paradoxe puisque l'argumentation de la société Icade Promotion pour contester l'application du régime de la marge se fondait sur la version anglaise de la directive TVA, qui prévoit que : « Member States may provide that, in respect of the supply of buildings and building land purchased for the purpose of resale by a taxable person for whom the VAT on the purchase was not deductible, the taxable amount shall be the difference between the selling price and the purchase price ». L'on a ainsi réussi à démontrer que la TVA sur marge n'est pas applicable dans le seul cas où la directive TVA prévoit expressément qu'elle le soit…).

b) Acquisition initiale non soumise à la TVA, mais avec incorporation par le vendeur initial d'un montant antérieur de TVA

L'on avait pu croire le concept d'incorporation mort en même temps que la condition financière du droit à déduction. Mais il faut s'y résigner, les mauvaises idées ne meurent jamais… Nous avons beau regarder les annonces dans les vitrines des agences immobilières qui ont fleuri à Paris, jamais il n'est indiqué : « Studio à vendre, 1 million d'euros, dont vingt mille euros de TVA antérieure incorporée »…

Le cas d'application de la TVA sur marge créé de manière prétorienne par la CJUE, à mi-chemin entre la version limitative de la directive TVA en langue anglaise et la version extensive de la directive TVA en langue française, soulève de nombreuses difficultés. En voici quelques-unes.

Imaginons d'une part, un particulier A1, achetant un immeuble neuf (donc grevé de TVA), puis le vendant dix ans plus tard à un marchand de biens B. Imaginons d'autre part, un particulier A1, achetant un immeuble neuf (donc grevé de TVA), puis le vendant six ans plus tard à un particulier A2, lequel le revendra encore quatre ans plus tard à un marchand de biens B. Dans le premier cas, la TVA incorporée, à supposer qu'on sache la définir et l'identifier, l'aura bien été par la personne à qui le marchand de biens aura acheté l'immeuble ; mais dans le second cas, elle l'aura été lors d'une étape antérieure. Pourtant, les deux ventes sont identiques, devraient se réaliser aux mêmes prix, sont en concurrence l’une avec l'autre. S’il convient de remonter la chaîne des ventes, bon courage aux notaires pour pister la TVA incorporée ! et s'il faut se limiter à la vente précédente, merci à CJUE d'avoir créé ex nihilo une règle sans rationalité économique !

Et qu'est-ce donc que cette TVA incorporée ? Il est aisé de voir si l'une des ventes antérieures a été soumise à la TVA ; mais en tracer l'incorporation relève de la gageure. Si l'immeuble a fait l'objet de travaux soumis à la TVA par le vendeur initial, travaux qui ont augmenté la valeur de l'immeuble, s'agit-il là d'une TVA incorporée, alors même que vendeur initial a pu acquérir l'immeuble sans supporter de TVA ? Si trente années se sont écoulées entre l’acquisition, grevée de TVA, de l’immeuble par le particulier et sa revente au marchand de biens, y a-t-il encore de la TVA incorporée ? Si demain la hausse des taux d’intérêt fait s’effondrer les prix de l’immobilier, la chute rognera-t-elle d’abord la TVA incorporée ? Notion dénuée de sens de manière générale, l’incorporation invoquée par la CJUE révèle encore davantage son absurdité lorsque, comme ici, le vendeur initial est un particulier agissant sans préoccupation économique.

Il n'y a certes pas urgence à connaître la position de l'administration fiscale sur ces sujets, puisqu'à l'heure actuelle, tout continue comme avant, la doctrine administrative demeurant inchangée (voir, en ce sens, la réponse ministérielle « Grau » du 1er février 2022, JOAN, p. 702, n° 42486). Puisse cette adaptation subie être au moins l'occasion d'apporter un peu de rationalité dans un domaine où trois années de jurisprudence auront tout obscurci. Ultime ironie de l’affaire : la CJUE a rendu son arrêt déstabilisateur sur renvoi préjudiciel du Conseil d’État ; pourtant, le Conseil d’État, d’ordinaire si prompt à ne pas interroger la CJUE, lui aura posé une question inutile ; si la CJUE avait validé le régime français, la société Icade Promotion aurait succombé ; bien que la CJUE ait révélé le caractère invalide du régime français, la société Icade Promotion a succombé… Que de désagréments pour bien peu de choses !